
Nous avons déjà évoqué dans l'interview de Gregorio "El Goyo" Hernández comment les premiers groupes de rumba se créèrent,
en 1945 pour le Conjunto de Clave y Guaguancó
(ou un peu auparavant, la date n'est pas certaine), et
en 1953 pour le Coro Folklórico Cubano,
qui se confond parfois avec le groupe "Lulú Yonkorí", co-dirigé par Albert Zayas et Giraldo Rodríguez.

La Panart, fondée en 1943 par Ramón Sabat fut la première firme de production de disques entièrement cubaine, et ses bureaux et les studios d'enregistrement se situaient au 410 de la rue San Miguel, entre les rues Campanario et Lealtad. Ses usines étaient situées en dehors de la ville. La Panart enregistrait, pressait et vendait ses propres disques. Elle était également distributrice à Cuba des labels Odeon, Musart Sonora et Capitol. Son premier succès d'envergure est le tout premier cha-cha-chá, "La Engañadora" par Enrique Jorrín et la Orquesta América. Ses stars sont Pérez Prado, Olga Guillot, et le grand Nat King Cole qui y enregistre un album en espagnol.

Bien que les "Long-Play" (33 tours) furent inventés autour de 1950, les 78 tours restaient encore le format le plus utilisé dans la décennie qui suit. D'après "El Goyo", c'est Andrés Castillo, chef de production de la Panart, qui décida d'enregistrer en 1956 le "Grupo Afrocubano" d'Alberto Zayas Govín "El Melodioso", dont le chanteur est Carlos Maza, surnommé "El Vive Bien". Les sessions qui suivirent constitueront les premiers disques de rumba jamais faits à Cuba.

(Giraldo Rodríguez)
Enregistrée à l'origine sur un 78 tours (n°1915) au tout début de l'année 1956, la chanson "El Vive Bien", composée par Alberto Zayas, devient le premier succès populaire de la rumba, et passa des "victrolas" à la radio, puis à la télévision. La face B du disque comportait la chanson "Congo Mulenze", composée par Mercedes Romay. Le nom complet du groupe porté sur les 78 tours est celui de "Grupo Afrocubano Lulú Yonkorí de Rodríguez-Zayas". Comme nous le précise "Don" Cristobal Ayala dans son "Antología Discográfica Cubana" dans le fichier "A" (comme "Afrocubano") à la page 22, sortiront sous ce nom en 1956, les uns à la suite des autres, six 78 tours:
-Panart P1915: El Vive Bien (face A) / Congo Mulenze (face B)
-Panart P1942: Tata Perico (face A) / Se Corrió la Cocinera (face B)
-Panart P1960: Una Rumba en la Bodega (face A) / El Yambú de los Barrios (face B)
-Panart P1979: La Chapalera (faca A) / Que me Critiquen (face B)
-Panart P2033: El Guaguancó de los Paises (face A) / El Edén de los Roncos (face B)
-Panart P2017: Ya no tengo Amigos (face A) / A mi no me Tocan Campana, no (face B)
En 1960 sortira finalement un "Long Play" (Panart PLP 2055) regroupant la plupart de ces chansons. Le titre de l'album, d'après Don Cristobal Ayala, est:
"Guaguancó Afro-cubano - El Vive Bien (Roberto Maza) con el Grupo Folklórico de Alberto Zayas".

(Pochette originale du vinyl Panart)
J'ai eu la chance, grâce à Olivier Marlangeon (que je ne remercierai jamais assez pour l'énorme quantité d'informations qu'il m'a amené dans les années 1990, alors que je n'étais qu'un novice), d'avoir entre les mains une version originale en vinyl de cet album, que j'avais enregistré à l'époque sur une cassette. L'ordre des morceaux était le suivant:
-El Vive Bien
-Que me Critiquen
-La China Linda
-El Yambú de los Barrios
-Ya no Tengo Amigos
-Tata Perico
-Se Corrió la Cocinera
-A mi no me Tocan Campana, no
-Era una Gran Señora
-Una Rumba en la Bodega
-La Chapalera
-Congo Mulenze

Ce disque a été ré-édité par la société Tumbao Classics (TCD 708) sous le titre "El Yambú de los Barrios", avec pas moins de six "bonus-tracks" chantés par Carlos Embale, qui ne chantait que dans deux chansons dans l'album original (Ya no Tengo Amigos et A mi no me Tocan Campana, no). Ces six nouveaux titres sont:
-Consuélate como Yo
-Ave María Morena
-¿Dónde Estabas Anoche?
-El Desengaño de Los Roncos
-A Malanga
-La Última Rumba
Les "credits" du CD nous donnent les noms des musiciens:
Roberto Maza "El Vive Bien" - voz solista
Alberto Zayas "El Melodioso" - director, coro, voz solista
Carlos Embale - voz solista
Giraldo Rodríguez - quinto
Gerardo Valdés - tumbadora
Nicolás Mauro - tumbadora
Adriano Rodríguez - coro
Bienvenido León - coro
Mercedes Romay - coro
Juanita Romay - coro

(Bienvenido León)
Adriano Rodríguez Bolaños est le frère de Giraldo Rodríguez. Tout comme Bienvenido León, il a fait carrière dans la musique populaire. Avec les soeurs Romay et ces deux chanteurs de musique populaire, ce "coro" n'a rien d'un choeur de rumba, encore moins de folklore, d'où sans doute son côté "lyrique" même s'il ressemble à certains "coros de guaguancó".

(Roberto Maza "El Vive Bien")
La voix-même de Roberto Maza est relativement différente de celles des rumberos de notre époque, pas tellement ni "timbrée", ni "détimbrée". Il sera tué dans une sordide bagarre en 1960, dans une salle de billards.
Un autre article, par Claudio Marucci, sur la chanson "El Vive Bien" est visible sur le site italien Salsa Social Club sur le site: salsasocialclub.com qui lui donne la date (erronnée) de 1955.
Une autre chronique sur ce disque est visible sur le site de Caribefolk sur le site: caribefolk.com.
La rumba, même à La Havane, est toujours restée un style confidentiel, avec très peu de "stars", qui n'a jamais (ou très rarement) permis aux musiciens de devenir riche, chose qui n'était possible que dans la musique populaire. De plus, à cette époque, il était de bon ton pour faire une carrière de musicien de ne pas être noir, et seuls les mulâtres et ceux qui avaient la peau claire pouvaient espérer être engagés dans les orchestres qui jouaient dans les cabarets. À moins d'avoir un talent exceptionnel se démarquant des autres musiciens, comme Chano Pozo, les noirs n'avaient pas accès aux lucratifs orchestres.
Les rumberos et les musiciens "folkloristes" jouant dans les rituels ont souvent été les mêmes. Se faire engager dans les revues "noires" de l'époque (dont le succès était grand dans les cabarets recevant une foule de clients américains fortunés et la haute société cubaine) était souvent une solution financière inespérée pour les joueurs de tambour, les danseurs et les chanteurs de folklore et de rumba.

Dans la "brêche" ouverte par le succès discographique du groupe d'Alberto Zayas essaieront de s'engouffrer de nombreux groupes, et les tentatives d'enregistrement de rumba et/ou de folklore furent nombreux à la fin des années 1950. Quelques-uns profiteront de cette vague temporaire de succès folkloriste, d'autres iront officier aux USA, engagés dans des revues se produisant là-bas.
Avec la Révolution, cette situation changera, malheureusement, et de nombreux groupes de rumba disparaîtront, car la nécessité pour survivre deviendra: être reconnu par l'état.
Le thème de ce premier succès commercial - si l'on peut dire - "El Vive Bien" est comique, et frivole. Ce thème est récurent dans la rumba, tout au moins dans le guaguancó, plus rarement dans le yambú et la columbia. Si on la prend au premier degré, la chanson est clairement machiste et la femme y est tournée en dérision. Dans l'album qui réunira en 1960 les chansons gravées en 78 tours par ce groupe, il y a cependant un autre guaguancó, "Se Corrió la Cocinera" qui inverse les rôles, comme nous le verrons plus loin.
Voici le texte de la chanson "El Vive Bien":
"¡ Ay-ay ! Sí en esta preciosa Habana, León
Donde yo la conocí
La enamoré una mañana
Y ella me dijo que sí
Yo le dije a ella así:
"Nosotros nos casaremos
Muy felices viviremos
En nuestro cuarto bendito
De un solo pan comeremos
Y con lo que tú trabajes
Yo podré comprarme un traje
Y los domingos saldremos"
Y cuando te pongas bella
Y vengas de la cocina
Y me traigas la cantina
Y la sopita en botella
Te diré que eres mi estrella
Y que yo mucho te quiero
Tu vendras con el dinero
De la primera mesada:
Tú conmigo estas casada, mi amor
Lo tuyo me pertenece
Ven aquí todos los meses
Sin tocar del guano nada
Y al fín de esta gran jornada
Diras que yo soy muy bueno
Muy felices viviremos…
¡Pero yo sin hacer nada!
So sa, so kere, Alaroye, so kere
So sa, so kere

En voici maintenant la traduction:
Oui, c'est dans notre belle Havane, Léon
C'est là que je l'ai rencontrée
Je l'ai rendue toute amoureuse
Et ensuite elle m'a dit oui
Moi, je lui ai dit, comme ça:
"Tous les deux nous nous marierons
Et puis très heureux nous vivrons
Dans notre appartement béni
Nous partagerons le même pain
Et avec l'argent que tu gagnes
Je pourrai m'acheter un costume
Et le dimanche on sortira…"
"Et quand tu te feras belle
Et que tu viendras de la cuisine
Tu m'apporteras mon manger
Sur un plateau, ma chérie
Je te dirai que tu es ma star
Et combien chérie je t'aime
Tu viendra avec tout l'argent
De ton premier salaire:
C'est avec moi que tu es mariée, mon amour
Et ce qui est à toi est à moi
Tu viendras me voir chaque fin de mois
Mais sans voir la couleur du fric
Et à la fin de ce grand voyage
Tu me diras combien je suis bon
Et toujours heureux nous vivrons…
Mais sans que je ne fiche jamais rien!
So sa, so kere, Alaroye, so kere
So sa, so kere

Le comique de la chanson n'apparaît qu'à la fin du premier couplet, dans la partie conclusive de la décima, quand Roberto Maza annonce "qu'avec l'argent qu'elle gagne, il s'achètera un costume".
Le second couplet est délibérément et ouvertement machiste, limitant le rôle de la femme à gagner l'argent du ménage et à faire la cuisine pour l'homme.
L'expression de "El Vive Bien" est assez difficile à traduire. À Cuba on appelle "un vive bien" un homme qui ne travaille pas, et qui vit aux crochets de la société, ou - et c'est le cas dans notre chanson - d'une femme qui, elle, travaille. Il n'est pas pour autant "un maquereau" puisque tout se fait dans la légalité, la femme étant simplement assez stupide et amoureuse pour supporter cette situation.
Un article du numéro du 15 septembre 1957 de l'hebdomadaire cubain "Carteles" nous décrit un personnage surnommé "Vive Bien", dont le nom exact est Miguel Rodríguez Beincomo, qui n'a rien à voir avec Carlos Maza, mais qui permet de se faire une idée assez juste de ce qu'on pouvait appeler à cette époque "un vive bien".

Ce Miguel Beincomo est un original qui fut un temps boxeur, portant le costume et la plume au chapeau, et qui apparaissait à l'époque à la télévision comme un personnage pittoresque. Il est assez curieux qu'il ait réussi ainsi à récupérer le nom de "Vive Bien" attribué également à Carlos Maza, ce qui tend à prouver que le mot était courant à l'époque, et pas seulement dans la chanson en question, qui au moment de la parution de l'article devait être au sommet de son succès.
Nous verrons dans d'autres articles que le thème du machisme est un thème courant dans la rumba, tout simplement parce qu'il est quasiment de mise dans la société cubaine, et encore plus de celle des années 1950.
Le personnage du "guapo".
Dans la langue espagnole, "guapo" (souvent péjoratif à Cuba) signifie à la fois "beau", "bagarreur", "godelureau", "joli garçon", "crâneur", "fanfaron". Le mot français d'origine arabe "caïd", ou plutôt le sens qu'on lui donne en français, correspondrait assez bien à ce "guapo" cubain. Un "dicho" (dicton) cubain nous dit:
"Los guapos no toman sopa, y si la toman, la toman en vaso"
(les caïds ne boivent pas de soupe, et s'ils en boivent, c'est au verre".
Ce dicton nous amène à la seconde expression difficilement traductible de notre chanson: celle de "la sopita en botella". L'article de Claudio Marucci fait, avec raison, référence à la chanson de Celia Cruz du même nom, (dont Haila Monpié a repris une version), et qui, comme si elle répondait au "vive bien" de notre rumba, dit:
"Oye, mi socio: no esperes que yo te lleve esa sopita en botella
Ni que te compre ese fardo, ni que te dé la mesada (…)
No esperes, mi socio, una sopita en botella
Tu sí estas turulato, ya tu no sirves ni un rato, vive bien (…)
Tienes los cables cambia'os y tu cerebro tosta'o, vive bien (…)
No sirve pa' na', vive bien, vive bien, no te doy na' (…)
Ya no te doy la mesada, ya tu no sirve pa' nada, vive bien"
(traduction:)
"Écoute, mon pote: n'espère pas que je te serve tout sur un plateau
Ni que je paye ce tas de fringues, ni que je te refiles mon salaire
N'attends pas de moi, coco, tout sur un plateau
Tu fais l'étonné, mais tu ne sers jamais à rien, vive bien
Tu as les cables branchés à l'envers et le cerveau carbonisé
Tu es complètement inutile, vive bien, tu n'obtiendras rien de moi
Non, tu n'auras pas mon argent, tu es inutile, vive bien"

Cette expression de "sopita en botella", qui date au moins des années 1950 ne semble plus être d'actualité à Cuba. Elle est d'autant plus difficilement traductible. Dans la traduction que nous proposons de la chanson, nous avons employé l'expression "sur un plateau". Nous aurions pu également tenter d'utiliser "c'est du tout-cuit" ou "servi comme un prince" ou encore "aux petits oignons". Si les "guapos" ne boivent la soupe que "dans un verre", leur servir la "sopita" dans une bouteille est peut-être leur témoigner encore plus d'attention.
En tout cas, ne prenons pas cette chanson au premier degré, et n'allons pas faire de l'anti-machisme de base, car c'est bien le
"vive bien" en question ne peut être pris au sérieux. C'est bien lui qui est ridicule dans la chanson, et pas la femme.
De plus, si l'on prend l'album "Long-Play" d'Alberto Zayas tel qu'il est sorti ensuite, dans sa version vinyle, la chanson:
"Se Corrió la Cocinera"
constitue la suite et la fin de l'histoire de "El Vive Bien". En voici le texte:
"Oye, Vive Bien, tu bailas guaguancó (bis)
¡Ay! qué mala suerte tuve yo
Con aquella cocinera
Se volvió una parrandera
Y con otro se corrió
Solo lo que siento yo
Que conmigo fue muy buena
Siempre me buscó la cena
Y hasta un traje me compró
Y este otro que encontró
Y que hablaba con moneda
Le hizo un cuento a su manera
Y del cuarto la sacó
A la playa la invitó
Le compró reloj pulsera
Cojieron su borrachera
Y la negra no volvió
Y llego a la conclusión
Que no hay mujer sin dinero
Porque eso es lo primero
Que en la vida hay que tener
Para poder sostener
La mujer que yo más quiero
Se corrió la cocinera
Mala suerte tuve yo
Oye, Vive Bien, tu bailas guaguancó
La jeba que yo más quiero
Con otro se me corrió, Nena
Oye, Vive Bien, tu bailas guaguancó"
En voici la traduction:
"Eh, Vive Bien, tu danses la guaguancó? (bis)
Oh, quelle sacrée malchance j'ai eue
Avec cette maudite cuisinière
Qui s'est changée en fêtarde
Et qui s'est enfuie avec un autre
Moi, le sentiment que j'ai
C'est qu'elle était bonne avec moi
Toujours elle me faisait à manger
Elle m'a même acheté un costume
Et celui-là qu'elle a rencontré
Qui lui parlait toujours d'argent
Et qui l'a sortie de la maison
Pour l'inviter à la plage
Il lui a offert une montre
Ils ont picolé tous les deux
Et puis elle n'est pas rentrée
Et j'en viens à ma conclusion
Qu'il n'y a pas de femme sans argent
Parce que c'est le plus important
Qu'il faut avoir dans la vie
Pour pouvoir entretenir
La femme qu'on aime le plus
La cuisinière s'est enfuie
Quelle sacrée malchance j'ai eue
Eh, Vive Bien, tu danses la guaguancó?
La femme que j'aime le plus
S'est enfuie avec un autre, poupée
Eh, Vive Bien, tu danses la guaguancó?"

Ici notre "vive bien" n'obtient que la monnaie de sa pièce, et la femme qui n'était bonne qu'à lui procurer de l'argent et à lui faire la cuisine s'est logiquement lassée de cette situation, et est partie avec le premier venu qui avait un peu d'argent, et qui, surtout, la traitait mieux, lui offrant cadeaux et sorties. Pourtant, le vive bien s'est déjà remis à danser, et c'est à une autre "poupée" qu'il se plaint de cette "injustice", par qui il espère rien remplacer la précédente.
Les sujets traités dans ces deux rumbas sont des scènes de la vie courante, c'est la légèreté avec laquelle elles en parlent qui en font des sujets comiques, et sont, sans nul doute, à l'origine de leur succès.