
La rumba cubaine est un genre qui a été aujourd'hui beaucoup enregistré. Dans la prochaine version du cancionero rumbero, la discographie comprendra plus de 160 albums, ce qui n'est rien comparé à d'autres styles musicaux. Il y a vingt ans, la situation n'était pas du tout la même: seuls quelques 30 albums de rumba étaient disponibles. Mais quel a été le premier enregistrement de rumba au monde ? La question paraît simple, mais la réponse est assez complexe.

1° Il est possible que des ethnomusicologues cubains ou étrangers aient été les premiers à enregistrer de la rumba, comme le pense Mark Sanders, tels Harold Courlander en 1942, (et non en 1940, comme énoncé sur le site de Smithsonian Folkways) lors de son premier voyage à Cuba, qui a bel et bien enregistré de la musique afro-cubaine (voir « Cult Music of Cuba » Folkways FE 4010) et peut-être de la rumba puisqu’il a fréquenté à Cuba Alberto Zayas, sur les recommandations de Fernando Ortiz. En tout cas l'album "Cult Music of Cuba" ne contient pas de rumba - il est vrai que ce n'était pas son propos - mais à cette époque l'afro-cubain est plus digne d'intérêt pour les scientifiques.

2° À New-York, Chano Pozo a enregistré en février 1947, soit presque deux ans avant sa mort, trois rumbas, et un morceau abakuá, avec la participation d’Arsenio Rodríguez et des musiciens de l’orchestre de Machito, que Chano a payé… en whisky. Ces quatre pièces, que l’on peut retrouver sur le 2e volume du coffret Tumbao dédié à Chano (« Timbero, la Tumba es Mía »), sont :
-Ya no se puede Rumbear ou “Ritmo Afrocubano #1” (Luciano Pozo, guaguancó, 2.36). Chano y chante, un nommé Bilingui « florea » au bongó, puis Chano y fait un solo de quinto sur l’estribillo. Il semble alors que Bilingui laisse le bongó pour jouer le palito.
-Abasí ou “Ritmo Afrocubano #2” (Luciano Pozo, 2.29, abakuá). On y joue un rythme d’inspiration abakuá, Chano y déclame un enkame, puis improvise au bongó (et non au bonkó).
-Tambombararana ou “Ritmo Afrocubano #3 (Luciano Pozo, guaguancó, 2.24). Ce morceau rapide est instrumental, contenant seulement un solo de quinto.
-Placeta e’ ou “Ritmo Afrocubano #4” (Luciano Pozo) (columbia) (2.28). Chano, chante un bongó improvise. Cette même columbia a plus tard été reprise par Afrocuba de Mantanzas sous le nom “La Calabaza”.
Il est incontestable que ces morceaux soient des vraies rumbas, surtout le premier et le dernier, même si la clave (de son) est « montada » et si on y emploie un bongó.

3° À La Havane en 1952, Mongo Santamaría enregistre un LP sous le nom de « Mongo Santamaría y sus afrocubanos con Merceditas Valdés - Tambores Afrocubanos » (Lp SMC-592) où apparaissent deux rumbas instrumentales :
-Guaguancó (instrumental, 2.16)
-Meta (columbia instrumentale, 2.18)
Cristobal Díaz Ayala dit que ces morceaux furent édités auparavant dans le LP SMC-535(10). Mais nous ignorons tout du label sous lequel ces disques ont été publiés, probablement aux USA.
En 1955 Mongo publie l’album « Chango » (Lp Tico 1149), ré-édité plusieurs fois, où apparaissent encore quatre rumbas chantées par Silvestre Méndez :
-Margarito (guaguancó, 2.17);
-Caumbia (columbia avec… une flûte !!, 3.12), signé par Carlos Patato Valdés;
-Columbia (columbia, 2.47);
-Consejo al Vive Bien (guaguancó, 4.48), signé également par Carlos Patato Valdés.

On peut écouter ces six morceaux sur le cd « Mongo Santamaría and his Afro-cuban Drum Beaters: Afro Cuban Drums (Voodoo Rituals) » (Caney CCD-519).
Il est à noter que le guaguancó Consejo al Vive Bien est de toute évidence une réponse au Guaguancó « Se Corrió la Cocinera » de Roberto Maza qui ne fut enregistré… qu’un an plus tard !!
On peut également noter que la longueur-type des morceaux correspond généralement à un format de disque précis. D’ailleurs le morceau intitulé Columbia se termine brutalement par une coupure et une intejection : «¡Bueno, ‘tá bueno ya, caballeros, que esto es un disco!». Tous les morceaux sortis en 78 tours ne dépassaient pas 3.15 alors que les morceaux sortis en LP pouvaient dépasser de beaucoup cette longueur. Consejo al Vive Bien n’est donc probablement pas sorti en 78 tours, et n’a pas pu être enregistré avant 1950.

Autre remarque qui fait polémique chez les rumberos : si l’on sait que dans les temps anciens on jouait (à La Havane tout au moins) le guaguancó avec la clave de Son (pratique qui persiste dans le yambú havanais, et qui prouve encore une fois l’antériorité de ce style), pourquoi a-t’on enregistré tant de rumbas AVEC LE TRES-DOS ‘MONTADO’?? Beaucoup de rumberos nieront systématiquement ce fait en disant que qu’il est tout simplement inconcevable. D’autres, comme El Goyo, diront que les conditions d’enregistrement étaient telles qu’on ne faisait pour enregistrer ces musiques qu’une seule prise et que beaucoup sont restées ainsi à cause de l’impossibilité de refaire une prise. Mais, si nous prenons compte toutes les rumbas citées plus haut et toutes celles provenant des trois disques que nous allons mentionner plus bas, nous obtenons le constat suivant :
-Sur 42 rumbas, 26 ont été enregistrées avec «montados en la clave».
-Sur 4 d’entres eux il est impossible de se prononcer : 3 sont des columbias où les tambours jouent la même cellule rythmique des deux côtés de la clave, et l’autre comprend une guitare et une contrebasse alors que la clave n’est pas jouée : très difficile à entendre. Sur le refrain il semble que le tres-dos soit «du bon côté» de la clave, par rapport au sens du choeur.
-Seulement 12 rumbas ont été enregistrées avec un tres-dos conforme au sens de la clave.
Même le 'hit' Los Muñequitos a été enregistré avec le tres-dos montado!!.

Nous vous invitons à vous livrer vous mêmes à cette petite étude. Comment peut-on en arriver à un tel constat, pourquoi tant de rumbas ont-elles été enregistrées ainsi? Pourquoi n’a-t’on jamais apporté de réponse satisfaisante à ce problème si polémique à Cuba et si particulier ? Les deux types d’arguments avancés par les rumberos ne peuvent sérieusement être pris en considération. Le phénomème a ensuite rapidement disparu dans les enregistrements suivants. Le nœud du problème réside dans l’apparition du tres-dos dans la rumba, ou, (sans doute) plus précisément, dans le remplacement des cajones par les tumbadoras. Étant donné que les études sur la rumba sont quasi-inexistantes – ce qui prouve encore une fois que cette musique était moins digne d’intérêt que la musique afro-cubaine – rien ne peut étayer aucune hypothèse. Dans ‘Los Instrumentos de la Música Folclórico-Popular’ (CIDMUC), on nous dit que "les tumbadoras se sont incorporées à la rumba à partir des années 1920, la majorité des musiciens étant d’accord pour dire qu’elles sont passées de la Conga à la Rumba". Le tres-dos existait probablement déjà dans la Conga. La tumbadora est donc apparue dans la rumba avant qu’elle ne s’incorpore dans la musique populaire, à partir de 1938 selon certaines sources, dans les orchestres de Son et dans les Charangas.

4° Arsenio Rodriguez a enregistré parmi ses nombreux albums plusieurs rumbas, dont deux en avril 1956:
-Adios Roncona et
-Con Flores del Matadero
Nous n'avons pas pu trouver dans quel album ils ont été édités, mais on peut les écouter tout à la fin du 6e cd du coffret récemment ré-édité par Tumbao Clasics ‘El Alma de Cuba’ (TCD 315). D'après Cristobal Diaz Ayala ils font partie d'un nombre invraisemblable de morceaux enregistrés par Arsenio et son conjunto… mais qui n'ont jamais été édités.

Ignacio Piñeiro, Marina Sánchez, Estela Rodríguez, Ana María García
dans un décor… ressemblant à une église.
Estela Rodríguez, la sœur d’Arsenio, faisait partie du Coro Folklórico Cubano. Elle chantait la columbia « Adios Roncona ». El Goyo nous a raconté comment il a été opposé à cette femme dans une rumba et quel douloureux souvenir il en garde, tellement elle était performante dans la confrontation entre rumberos.
5° En 1956, et non pas en 1953, comme annoncé par certaines sources, le label Puchito édite un 78 tours du groupe "Conjunto Guaguancó Matancero" avec deux morceaux: sur sa face A 'Los Beodos', et sur la face B 'Los Muñequitos' qui sera un tel hit que le groupe changera son nom pour 'Los Muñequitos de Matanzas'. Puchito sortira plus tard un LP où figurera six morceaux de Guaguancó Matancero, et six autres de Papín y sus Rumberos, groupe qui deviendra plus tard 'Los Papines'.
Il est impossible de connaître la date exacte de la sortie des trois 78" de Guaguancó Matancero, mais la majorité des gens supposent qu'ils sont sortis après ceux d'Alberto Zayas dont nous parlerons plus bas.
Les six morceaux de Guaguancó Matancero:
-Los Muñequitos (3.11)
-Los Beodos (3.01)
-Cantar Maravilloso (3.07)
-'Tá Contento el Pueblo (2.50)
-El Chisme de la Cuchara (3.08)
-Te Aseguro Yo (3.11)
Le format des morceaux de Papín y sus Rumberos prouve que eux-aussi sont sortis en 78', mais il est impossible de savoir quand. Encore une fois, la majorité des gens pensent qu'ils furent publiés plus tard, étant un complémént aux morceaux des futurs Muñequitos.
6° Nous savons - car c'est une idée admise par un grand nombre de gens - que le premier disque de rumba publié à Cuba en 1956 est le « tube » El Vive Bien d’Alberto Zayas, sorti en 78 tours (à deux titres), chanté par Roberto Maza.
Pourquoi en 78 tours? Parce que le format ‘Long Play’ (33 tours), inventé en 1950, ne s’est pas imposé à Cuba avant 1960. « 78 tours » ne signifie pas – contrairement à une idée reçue dans les pays occidentaux – que le son du disque soit plus mauvais qu’en 33 ou en 45 tours. La technologie des années 1950 permettait déjà un son de bonne qualité. Que le format du disque soit 33, 45 ou 78 tours ne changeait rien à la qualité sonore de l’enregistrement d’origine.
Rappelons que le principal moyen de diffusion de la musique à Cuba dans les années 1950 n’est pas la radio, mais la « victrola » (le juke-box). Le 78 tours est le seul format accepté dans ces juke-boxes. Il s’agissait pour beaucoup de musiciens d’enregistrer dans le studio havanais Panart (par tous les moyens), puis de faire copier une matrice, parfois sur des disques souples à une seule face, qu’ils distribuaient ensuite dans les bars pour être diffusés dans les victrolas. C’est ensuite le public qui décidait du succès éventuel d’un disque. Devant les victrolas on pouvait danser, tout comme devant un orchestre.
Ce premier disque 78 tours ‘El Vive Bien’ (Panart 1915) avec sur l’autre face une columbia, Congo Mulenze, est sorti sous le nom de « Grupo Afrocubano Lulu-Yonkori de Rodríguez Zayas ». Peu après, toujours en 1956, sont sortis six autres 78 tours :
-Tata Perico / Se corrió la Cocinera (Panart 1942)
-Una Rumba en la Bodega / El Yambú de los Barrios (Panart 1960)
-La Chapalera / Que me Critiquen (Panart 1979)
-Ya no Tengo Amigos / A mi no me Tocan Campana (Panart 2017)
-Guaguancó de los Paises / El Edén de los Roncos (Panart 2033)
-Yénguele María / ? (Panart 2125)
(source – Antología Discografica de Critobal Díaz Ayala)
Ce n’est qu’en 1960 que sortira le LP qui regroupera des morceaux des six premiers 78 tours (sauf El Guaguancó de los Paises, mais avec Era una Gran Señora et La China Linda), sous le nom de «Guaguancó Afro-Cubano, El Vive Bien, con el Grupo Folklórico de Alberto Zayas». Notons que sur la pochette on a gardé le titre «El Vive Bien», pour d’évidentes raisons commerciales, cette chanson étant le vrai «tube» de l’album.
Ce disque sera ensuite ré-édité en 2001 en cd par Tumbao Classics (Tumbao TCD 708). Nous avons déjà publié un long article sur ce disque il y a plusieurs mois ICI.
Les musiciens cités sur le cd sont:
-Alberto Zayas (dirección, coro y percusión menor)
-Roberto Maza (voz solista)
-Carlos Embale (voz solista)
-Giraldo Rodríguez (quinto)
-Gerardo Valdés y Nicolás Mauro (tumbadoras)
-Adriano Rodríguez, Bienvenido León, Mercedes y Juanita Romay (coro)
Ce cd reprendra également six morceaux issus d’un autre LP qui nous intéresse ici:
En effet, en 1955 aux USA est paru sous le titre ‘Festival In Havana’ (Riverside RLP 4005) un album Long Play (33 tours). Les artistes mentionnés, supposés avoir enregistré ce disque, sont : Ignacio Piñero y los Roncos. La pochette a été dessinée par un Américain : Gene Gogerty. Elle mentionne que l’enregistrement a été patronné par "l'Instituto Musical de Investigaciones Folklóricas". Cet organisme a été fondé par Odilio Urfé. Si ce dernier n’apparaît nulle part en tant que musicien, il est bien le réel directeur du projet artistique.
Ce disque est sorti au départ, selon Gregorio Hernández El Goyo, uniquement aux USA, « sur un label américain (Riverside), et n’a pas été distribué à Cuba, parce qu’ils n’avaient pas confiance en son éventuel succès dans l’île ». Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi :
-1° les appareils audio capables de lire des 33 tours n’existaient quasiment pas à Cuba. On n’allait donc pas prendre le rique financier de distribuer un disque… que personne ou presque n’achèterait !!
-2° Odilio Urfé, nous dit encore El Goyo, « était un homme important, qui avait le pouvoir et les contacts pour organiser des spectacles pour les touristes américains fortunés dans les cabarets comme le Sans-Souci ou le Tropicana, avec entre autres la revue Van Van Iroko, ce qui lui a permis de s’entourer de musiciens performants pour lesquels il avait toujours du travail. Marina Sánchez jouait du saxophone dans l’Orquesta Anacaona, qu’elle a quitté pour rejoindre le Coro Folklórico Cubano… parce que c’était plus lucratif !!. Seuls le Coro Folklórico Cubano et le Conjunto de Clave y Guaguancó se sont maintenus parmi tous les groupes de rumba des années 1950 (même les Muñequitos de Matanzas ont cessé leur activité pendant quelques années, leur situation n’étant pas rentable). L’état cubain post-révolutionnaire a déclaré ces deux groupes 'patrimonio cubano', leur allouant un salaire».
-3° à l’écoute de ce disque, on constate également que les musiciens qui composent le groupe, et particulièrement les chanteurs – nous le verrons plus loin - sont des trovadores ou des soneros, mais pas des rumberos. La musique santera de l’époque, par exemple, était visiblement plus digne d’intérêt que la rumba: Ortiz faisait des conférences, des Lp étaient édités, et un (petit) marché existait pour la musique folklorique (au sens cubain du terme), mais pas pour la rumba, qui sera toujours le parent pauvre de la musique afro-cubaine.
-4° à cette époque, la rumba et la conga avaient leurs avatars « pour touristes américains » : le rumba de salon, et la conga de salon, nées dans les cabarets cubains. Bien évidemment, il n’était pas possible de faire entrer dans un studio d’enregistrement un orchestre de comparsa entier, et on constate à l’écoute du disque que l’ensemble jouant les congas est réduit : une caisse claire, un bombo, deux tambours, une cloche, une trompette : de la conga jouée par un orchestre de rumba, ni plus, ni moins. Et quand survient le chœur ? L’orchestre baisse en intensité – pour que l’on entende bien les voix. Ce sont donc les voix qui priment. Pour plaire au public américain ? Uniquement pour des raisons techniques ? On peut se poser la question…
Cet album sera ensuite ré-édité à Cuba sous le titre La Rumba y la Conga, annoncé cette fois comme un disque du groupe El Coro Folklórico Cubano, fondé en 1953 sous la direction d’Odilio Urfé. Le nom de ce dernier est cette-fois-ci clairement affiché.
Il semble cette la ré-édition cubaine fut publiée par l’ICAIC, après 1959. Le petit soldat révolutionnaire figurant sur le cercle de carton au centre du disque tend à étayer cette hypothèse : les révolutionnaires « barbudos » n’ayant pas occupé la Sierra Maestra avant la fin de l’année 1958.
Quoi qu’il en soit, ce disque reste le témoignage unique d’une époque. Nous remercions encore une fois Mark Sanders (le propriétaire du blog fidelseyeglasses) de nous avoir fourni les photos du disque et de sa pochette. Si l’on examine attentivement celle-ci, on constate plusieurs choses:
-sur la pochette de la ré-édition cubaine est indiqué clairement
«Direction: Odilio Urfé». Odilio Luis Urfé González est un musicien de culture plutôt « classique », et a participé à de nombreux orchestres de Danzón en tant que flûtiste ou pianiste. Il aurait fondé et dirigé la Orquesta Ideal, et a joué dans la Orquesta de Cheo Belén Puig. Il est ensuite devenu en 1951 ‘Coordinador General de la Misiones de la Dirección de Cultura del Mined’ (Ministerio de la Educación). En 1954 il ressuscite le défunt Septeto Nacional. Il noue donc des relations privilégiées avec Ignacio Piñeiro, Carlos Embale et Bienvenido León (trois des musiciens qui figurent dans le disque qui nous préoccupe ici). Urfé, bien que ce ne soit pas l’essentiel de ses activités, s’est fait un défenseur des musiques noires de Cuba, qu’il a étudiées et mises en avant. Il publiera différent écrits sur la rumba, la conga et l’afro-cubain, entrant dans la petite famille des écrivains ethno-musicologues cubains. À la re-lecture des livrets des disques :
-El Coro Folklórico Cubano – En un Solar Habanero
(Egrem 0424, 1991)
-Grupo Afrocubano de Alberto Zayas - El Yambú de los Barrios (Tumbao TCD 708)
on en apprend plus sur l’investissement d’Urfé dans la rumba ancienne, particulièrement dans les styles anciens «coro de clave» et «coro de guaguancó»:
-C’est Odilio Urfé qui a fondé en 1949, sur les conseils de Leopold Stokowski l’Instituto Musical de Investigaciones Folklóricas (IMIF) dont le siège se situera à partir de 1956 dans l’antique église de l'Alameda de Paula, en plein coeur de la baie de La Havane. Cette église très ancienne sera restaurée. Il s’agit de celle où l’on voit jouer Urfé avec une mini-charanga dans le film Nosotros, La Música de Rogelio Paris en 1964. Ignacio Piñeiro lui-même travailla comme ouvrier-maçon à la restauration de l’église!!
-La magnifique photo de la pochette du disque « La Rumba y la Conga » a été prise par le photographe cubain Manuel Buznego Sr, aujourd'hui disparu, et dont le site reproduit la photo (>ICI).
Elle appartient à une série de photos prises pour le magazine cubain Bohemia. Ces photos ont été plusieurs fois ré-utilisées:
Après une courte investigation, nous nous sommes rendus compte que cette série de photos avait été prise à l’intérieur-même de l’église de Paula, siège du Coro Folklórico Cubano, comme nous l’avons vu plus haut. On reconnait en effet sans peine les portes si particulières de l'église de Paula. Il s’agit donc sans aucun doute possible de photos ce groupe, en concert ou en répétition.
Urfé recrutera pour le Coro Folklórico Cubano des chanteurs-vedettes tels que Abelardo Barroso, Cheo Marquetti, Miguelito Cuní, Conrado Cepero, Alfredo et Bienvenido León, José María Oliveira, Estela Rodríguez (la sœur d’Arsenio), Ana María García, Elba Romay, Manolo Furé, Alfredito Valdés, Gladys Puig, Santos Ramirez et Marina Sánchez (une majorité de non-spécialistes de la rumba, donc…).
Le premier directeur du CFC fut Rafael Ortiz «Mañungo». Piñeiro en fut assesseur à partir de 1953 – il le restera jusqu’à sa mort en 1969. Le Coro Folklorico Cubano débute au Cabaret Sans-Souci le 28 février 1953 avec le spectacle Bamba Iroko dirigé par Alberto Alonso, l’un des plus grands chorégraphes cubains de tous les temps. Il restera neuf mois à l’affiche, puis sera remplacé par un autre show afro-cubain, Yúmbala.
Bamba Iroko sera joué au Tropicana en 1956, puis à nouveau au Sans-Souci en 1958. Sur un site internet nostalgique de ces années folles, site tenu par un ancien protagoniste américain ayant dû fuir Cuba après 1959 on trouve le témoignage suivant :
«La revue Bamba Iroko d’Alonso a été mise en scène au Sans-Souci pour un prix de 25 000 dollars par semaine (sic). Elle comportait pas moins de 100 artistes. Selon Alonso lui-même il s’agissait du show le plus gigantesque et le plus coûteux jamais élaboré à Cuba. Il était construit autour de thèmes afro-cubains, et rivalisait avec Sun Sun Babae, le plus célèbre de tous les shows. Il est resté à l’affiche pendant les années 1951-52, et sa vedette était une jeune danseuse du New Jersey nommée Skippy».
Sun Sun Baba e, Bamba Iroko, Yúmbale, Omelen-ko, Mayombe, Karabalí, Europa Año Cero, autant de revues aux thèmes afro-cubains dont les contenus étaient des plus douteux. Nous recommandons particulièrement la lecture de « Havana before Castro Castro – When Cuba was a Tropical Playground » de Peter Moruzzi, remarquable ouvrage qui décrit précisément la situation de l’époque, afin de bien mesurer l’ampleur et le contenu de ces shows, le contexte auquel elles appartenaient et l’envers du décor de ce que qu’on appelle « l’age d’or de la musique cubaine ». Une grande partie de ce livre a été numérisée ICI.
Ou encore ICI.
On peut également en voir un aperçu sur le site http://www.havanabeforecastro.com.
Le constat est assez édifiant : ces revues évoluent en plein cœur d’un monde mafieux et raciste, organisé comme un gigantesque piège à dollars. Grâce à une énorme propagande touristique, protégée par Fulgencio Batista, la mafia américaine avait construit à coups de millions de dollars tout un microcosme où jeux, alcool, sexe et paillettes attiraient l’argent américain. Cuba parle anglais. On fait de la publicité pour des voyages à Cuba courts et à bon marché. Ce qu'on vient y chercher y est clairement défini.
D’énormes capitaux ont été investis dans des hôtels, casinos, bars, restaurants, etc… tout cet argent mafieux sera perdu quand Fidel Castro nationalisera tous ces biens. La Havane est moderne, propre et belle, sauf dans certains quartiers…
La discrimination raciale étant en vigueur aux USA, l’accès de ce monde de la nuit est réservé aux blancs, voire aux métis. Les stars de la musique cubaine se produisaient au sein de formations où les musiciens noirs étaient la plupart de temps absents, sauf quand il s’agissait de les mettre en scène (en général derrière un tambour) dans une vision très colonialiste du « folklore » afro-cubain. Une ribambelle de danseuses-vedettes, toutes blanches, très dénudées, aux prestations totalement artificielles, dénuées de connaissances en danse afro-cubaine ou rumba. On les appellera pourtant à partir de cette époque… «Rumberas».
La mode est au 'Voodoo' qui fait peur dans les films à sensations. Les traditions des noirs sont des choses barbares, payennes et assimilées à de la sorcellerie. Une image qui perdure encore…
Tout-à-coup, on est loin du purisme de la sauvegarde des traditions des coros de clave, et on comprend mieux le dédain perceptible dans le discours d’El Goyo face à ces revues en général, et à la revue Bamba Iroko en particulier. Au-delà du caractère artistique très douteux de ces revues, on comprend facilement que la seule vraie motivation des directeurs artistiques de ces revues est uniquement l’argent facile. On comprend mal comment Odilio Urfé a pu cautionner de telles prestations. Au regard du nombre et de la diversité de ses activités musicales, le Bamba Iroko n’a été qu’un épisode. Peut-être sa seule motivation était-elle de donner du travail à de nombreux artistes (de couleur), à une époque particulièrement difficile pour les couches les plus modestes de la population.
Sous Batista le petit peuple cubain a souffert. On trouve de nombreuses preuves de la vie précaire des pauvres à La Havane, telles ces photos de pauvres gens aux vêtements déchirés, aux chaussures dépareillées, vivant dans les quartiers marginaux dans des bidonvilles de bois, quartiers erradiqués après 1959 par la Révolution castriste. Le contraste est énorme avec le monde de la fête entretenu par le gouvernement.
Mais revenons au sujet qui nous intéresse ici, et à notre vinyl «Festival in Havana».
-le LP original contient une face A «rumba» et une face B «conga». À cette époque, il était d’usage après les titres des morceaux d’en indiquer le style entre parenthèses. On donnait ces indications pour préciser aux danseurs à quel genre de danse correspondait chaque morceau. Or ici le style est indiqué en minuscules, puis ce sont des précisions supplémentaires qui sont données entre parenthèses, dans un but historique ou ethno-musicologique:
Face A :
-le Yambú ‘Ave María Morena’ est qualifié de ‘rumba antigua’;
-le Guaguancó ‘El Desengaño de los Roncos’ est clairement désigné comme appartenant au répertoire du coro de guaguancó ‘Los Roncos’, autre coro de clave havanais du début du XXe siècle, fondé par Ignacio Piñeiro;
-le Guaguancó ‘Consuélate como Yo’ et son refrain à la mélodie d’origine abakuá et qualifié de ‘rumba-guaguancó de la cárcel’, un sujet de plus en plus évoqué ces temps-ci: de nombreuses rumbas auraient été composées par des prisonniers;
-la Última Rumba est désignée comme appartenant au répertoire du coro de guaguancó «El Paso Franco», coro de clave havanais fondé en 1906;
-la columbia ‘A Malanga’ est qualifiée de ‘rumba-columbia matancera’, ce qui tend à prouver deux choses: la columbia est née à Matanzas (ou dans sa région) et n’est pas considérée comme havanaise. El Goyo, toujours lui, nous dit que la columbia «n’aurait pas eu de réel succès dans la capitale avant… les années 1970 et les prestations de quelques danseurs au sein des Sabados de la Rumba organisées par le Conjunto Folklórico Nacional».
Face B :
-la conga ‘La Chambelona’ est qualifiée de ‘conga política liberal’ (hymne du parti liberal);
-la conga ‘Tumba la Caña’ est qualifiée de ‘conga política de los conservadores’ (hymne du parti conservateur);
-la conga ‘Mírala qué Linda’ est qualifiée de ‘rumba-comparsa Las Mexicanas - 1932’, un nom de comparsa que nous n’avions jamais entendu;
-la conga ‘Tumbando Caña’ est désignée comme faisant partie du répertoire de la conga ‘El Alacrán – 1937’
-la conga ‘Siento un Bombo’ est désignée comme faisant partie du répertoire de la conga ‘Los Dandy – 193?’ (la date est malheureusement illisible).
Le disque original a donné lieu à plusieurs ré-éditions, dont celle-ci, assez rare, aux USA, sous label Washington :
Curieusement, ce nouveau LP comporte deux titres inédits, probablement issus des séances d’enregistrement originales:
-El Barracón (conga) et
-Dónde Estabas Anoche (guaguancó)
Puis, en 2003, une ré-édition en cd apparaît, à nouveau avec le titre initial «Festival in Havana» (Milestone MCD-9337), avec les mêmes morceaux que dans le LP précédent. Cette fois-ci, on y trouve enfin des informations sur les musiciens ayant enregistré l'album:Ignacio Piñeiro : arranger, leader
Oscar Velazco «Florecita» O’Farrill: trumpet
Pedro Mena : QuintoCarlos Embale : lead vocals
Bienvenido León : second lead vocals
Adriano Rodriguez : congas, coro
Horacio Endibo : coro
Ana María García : coroGiraldo Rodríguez : congas, coro
Pedro Pablo Aspirina : congasRaul "Nasako" Díaz : congas, percussion
Geraldo Valdés : tumbadoraNicolás Mauro : tumbadora
Attachons-nous maintenant au contenu de notre disque original, et tout particulièrement aux congas :
Musicalement, le plus remarquable est sans contestation possible l’exceptionnelle prestation d’Oscar ‘Florecita’ à la trompette: sentiment, mélodie, puissance, maîtrise de l’ornementation, rien ne manque.
1° Conga ‘La Chambelona - conga política liberal’:
‘A e, a e, a e, la Chambelona’
‘El Rey de España mandó un mensaje (bis)
Diciéndole a Menocal
Que vuelve de mi caballo
Que no lo sabe montar’
‘A pié, a pié, a pié,
a mi pueblo le da pena
a pié, a pié, a pié
los timbales ya no suenan’
Les congas politiques du début du XXe siècle avaient pour but de ridiculiser tel ou tel homme politique du parti concurrent.
Dans la Chambelona, chanson censée avoir été créée par Rigoberto Leyva, c’est bien deMario García Menocal (conservateur), président pro-américain de 1913 à 1921, puis en 1931 et en 1936, dont il s’agit ici, qui ne sait pas monter ‘le cheval du roi d’Espagne’ – autrement dit diriger le pays. Par contre, la conga « a pié, a pié » était censée être utilisée non pas par le parti libéral, mais par le parti conservateur. Cette conga copie la mélodie d’une conga santiaguera qui dit :
‘Ango, ango, angoa
la picua come gente
ango, ango, angoa
ella pica y no se siente’
La Chambelona est beaucoup plus qu’une chanson, puisqu’on a qualifié une guerre civile cubaine de «guerrita de la Chambelona», révolte anti-raciste en 1917, dite «Alzamiento de la Chambelona» protestant contre la ré-élection de Menocal. On trouve de nombreux couplets de cette conga sur le web, dans divers sites.
2° Conga ‘Tumba la Caña’, ‘conga política de los conservadores’:
‘Tumba la caña, anda ligero
mira que viene el Mayoral sonando el cuero’
‘Tiburón, no va (bis)
no va, no va, no va
ahí viene Alfredo Zayas con la Liga Nacional’ (bis)
Encore une fois, il s’agit de congas chantées par les partisans du parti libéral, et non du parti conservateur. La première se moque du Mayoral de Chaparra. Ainsi appelait-on Menocal car il avait été administrateur du ‘central de Chaparra’ appartenant à des Américains. Il est chanté «sonando el cuero», c’est-à-dire agitant le fouet.
Dans le second chant, Tiburón est le surnom de José Miguel Gómez, second président de Cuba de 1908 à sa démission en 1912, un militaire anti-révolutionnaire, corrompu, soupçonné de crimes mafieux, favorable à l’intervention des USA à Cuba, membre du parti libéral.
Alfredo Zayas, du parti libéral, a été président de Cuba de 1921 à 1925 (successeur de Menocal).
Quand Gómez ‘Tiburón’ gagna l’investiture du parti libéral pour la candidature à la présidence contre Alfredo Zayas, ce dernier fit secession et fonda le PPC (Parti Populaire Cubain), puis, après une alliance avec le parti conservateur, la Ligue Nationale.
Il est à noter que le nom du rumbero Alberto Zayas a été souvent confondu avec celui de Alfredo Zayas. Jusque sur les pochettes des vinyls, on a nommé le rumbero «Alfredo», voire «Alfredito» Zayas. Cristóbal Díaz Ayala a fait appel à Ivor Miller pour l’aider à résoudre cette nouvelle énigme, sans succès. Je pense pour ma part qu’il s’agit d’une simple confusion avec le nom du président, qu’Alberto Zayas, moins célèbre et flatté, n’a pas désiré contredire.
3°Conga ‘Mírala qué Linda’, ‘rumba-comparsa Las Mexicanas - 1932’
‘Míralas, qué lindas vienen
míralas, qué lindas van
esas son las Mexicanas
que se van y no vuelven mas’
Ce chant très connu, repris par de nombreuses autres comparsas, est ici apparemment dans sa version originale. Il appartenait donc initialement à la comparsa La Méjicana, qui n’est pourtant pas l’une des plus célèbes de La Havane. Chano Pozo y aurait joué. La date de 1932, ici mentionnée est peut-être la date de sa fondation. À La Havane, la sortie des comparsas a été interdite en dehors de leur quartier entre 1913 et 1937, où elle n’a été ré-autorisée que sur le Prado.
4°-‘Tumbando Caña’, conga ‘El Alacrán – 1937’.
‘Oye colega, no te asombres cuando veas (bis)
al Alacrán tubando caña (bis)
costumbre de mi país, mi hermano’
Un des plus célèbres chants de comparsa, de la comparsa centenaire El Alacrán.
5°-‘Siento un Bombo’ conga ‘Los Dandy – 193 ?’.
‘Siento un bombo, Mamita, me está llamando (bis)
Sí, sí, son los Dandy (bis)’
‘Quítate de la acera, mira quien te tumbó’
6° Une autre conga figure seulement sur la ré-édition cd:
-‘El Barracón’
‘Mi Barracón va a trabajar (bis)
tumba la caña, corta la yerba, coje el machete del mayoral
Mi Barracón va a trabajar’ (bis)
‘Okere, mi mayoral que no pue’ trabajar, okere’
La comparsa El Barracón est également une comparsa havanaise (de Cayo Hueso) fondée en 1936, dans laquelle a joué Chano Pozo. Elle représentait toutes les facettes de l’histoire de l’esclavage à Cuba. Ignacio Piñeiro aurait également écrit des mélodies pour cette comparsa.