samedi 9 décembre 2006

Entretien avec Gregorio "El Goyo" Hernández

(Credits Photo: El Goyo avec Rumberos de Cuba, janvier 2004, invité pour un "Mayeya" en duo avec Juan de Dios Rámos. Dossier officiel de Rumberos de Cuba)

Toujours dans le but de commémorer les 70 ans d'El Goyo, nous publions, en tant que suite à l'article paru le 8 décembre dernier, un entretien avec le maître réalisé lors du Stage International de Tournai en août 2005, en Belgique. Goyo est l’habituel professeur de danse afro-cubaines de ce stage.
Il nous raconte ici comment la Rumba a cessé d’être uniquement un évenement musical spontané “de quartier” ou “de solar” avec l’apparition d’orchestres professionnels, de réelles “agrupaciones de rumba”, au début des années 1950.
Il explique l'importance du premier enregistrement commercial de rumba jamais paru, en 1956, “El Vive Bien” de Alberto Zayas y su Grupo Foklórico, qui contribua à la création de groupes tels Los Muñequitos de Matanzas.

P: Cher Gregorio, j’aimerais que tu me parles à nouveau des premiers groupes de Rumba, dont le premier était “Conjunto de Clave y Guaguancó”, m’as-tu dit…
G: Oui, Clave y Guaguancó fut le premier, après la disparition des coros de rumba.
P: Les coros de clave?
G: Les coros de clave, et ensuite les coros de guaguancó: El Paso Franco, los Rápidos Fiñes, los Roncos, ils étaient toute une série de groupes. Je ne me les rappelle pas tous.
P: Existaient-ils déjà au début du XXe siècle?
G: Oui. Et ensuite se forme le groupe de Clave y Guaguancó. La date que l’on connaît pour la naissance ce groupe, c’est le directeur de l’époque, Agustín Pina "Flor de Amor", qui la donne. dans une entrevue avec Amado Dedeu (actuel directeur): “Je ne me rappelle pas bien, mais je sais que c’était pendant le seconde guerre mondiale”, dit-il. Et de là, on en a déduit qu’il s’agissait de 1945. Pourtant il est clair que la guerre n’a pas duré qu’un an - quand était-ce exactement: au début, à la fin? Alors on a choisi un moyen terme et on a dit que c’était en 1945. Ensuite, en 1953 apparaît le Coro Foklórico Cubano, que fonde Odilio Urfé. Ils graveront un disque qui s’appelle “la Rumba y la Conga”, mais on dit que ce disque a été produit sur le label américain Gema, et qu’il n’a pas été distribué à Cuba, parce qu’ils n’avaient pas confiance en son éventuel succès dans l’île.


Apparaît ensuite Andrés Castillo, chef de production de la Panart (premier label cubain). Il a alors tous les pouvoirs, et il choisit d’enregistrer cette chanson: El Vive Bien. Et ça a été un succès incroyable. Mais à l’époque, ce n’était pas comme maintenant, où il faut, pour faire la promotion d’un disque, aller à la radio, à la télévision, non… Il fallait que le disque passe dans les victrolas (les juke-boxes). On entrait en studio et on en ressortait avec son disque en main. Il y a des disques qui étaient mauvais, certains étaient “montados” (“à l’envers”) dans la clave! Il te suffisait des réunir quelques amis, tu amenais un peu de rhum et le studio ne te faisait rien payer pour t’enregistrer!. Les enregistrements officiels, jusqu’à il y a peu, à Cuba, coûtaient dix pesos de l’heure. On enregistrait directement et tout le monde commença ainsi à faire son petit disque. Mais le seul qui ait eu du succès, c’est “El Vive Bien”, et grâce aux victrolas, ça a fait un boum retentissant, une folie! Toutes les victrolas avaient ce disque. Finalement, il est entré à la radio, puis à la télévision. Et c’est à partir de ce moment que se sont multipliés les groupes, comme Los Muñequitos…
P: Mais dans le disque d’Alberto Zayas il y avait des gens du Coro Foklórico Cubano, non?
G: Oui, c’était comme une espèce de scission dans le Coro Foklórico Cubano.
P: Maximino Duquesne était dans le Coro Folklórico…
G: Oui, Maximino est un vieux, un excellent rumbero. Tu sais qu’on l’appelle “El Moro Quinto”… Au début le CFC s’appelait “Lulú Yonkorí” et prit le nom de Coro Foklórico Cubano après l’enregistrement de leur disque. Tous ces groupes petit à petit vont être amenés à disparaître dans les années 1960, et n’enregistreront plus jamais rien. Même les Muñequitos ont disparu pendant un bon moment, à cette époque. Jusqu’à ce qu’ils réapparaissent dans les années 1970.


Tu n’as jamais entendu la rumba qui dit:
“De nuevo aquí tienen a Los Muñequi-itos” - écoute bien ce morceau. (ndt.: il s'agit de "Óyelo de Nuevo", dont les Muñequitos ont enregistré pas moins de 6 versions). Tu verras que tous ces gens ont disparu pendant les années 60. Fariñas (Pedro Celestino) était dans les Muñequitos avant qu’ils disparaissent, mais a dû laisser le groupe, parce qu’il n’y gagnait que 150 pesos par mois, alors il est venu à La Havane. Et comment faire pour survivre là-bas? Poutant Fariñas y avait un bon poste - il jouait le tres-dos. Chacho, un bon ami à moi lui aussi était dans les Muñequitos, et lui aussi a dû partir: il ne gagnait rien.
Tous ces groupes: Los Hijos Buenos, Los Distintos, Los Principales, Los Tercios Modernos, Los Parragueños... tous ont disparu. J’étais dans Los Tercios Modernos, avec Juan de Dios (Rámos) “El Colo”, Maximino Duquesne, et José Antonio. Et aussi avec Miguelito et Carlos Quinto qui vivent aujourd’hui à Chicago… nous nous sommes maintenus jusqu’en 1961. Il y avait aussi Zorrín qui n’est plus musicien professionnel maintenant, et Pipi qui est aux États-Unis, lui ausi.
P: Les Muñequitos, donc, ont disparu pendant un moment.
G: Et sont réapparus, d’où la rumba:
“De Nuevo aquí tienen a los Muñequi-itos
Ahora sí es verdad que desaparecieron, aquí están”.
Ce morceau appartient à l’Histoire. Les gens commencèrent à parler, à dire du mal du groupe entre eux, d’où l’estribillo.
“Un día yo salí de mi casa, de mi casa
Con la mente muy entretenida
Después yo fui sorprendido con cosas que aquí se dan.
De nuevo aquí tienen a Los Muñequitos.
Ahora sí es verdad que desaparecieron, aquí están.
Veni' para que aprecien su valer
No le temen a la calumnia
Ni les sorprenden la injuria, aquí están
Los Muñequitos en la calle, hablen habladores”.
“Un jour je suis sorti de ma maison, de ma maison
Avec à l'esprit des pensées joyeuses
Ensuite j’ai été supris par les choses qui se passent ici
À nouveau ici voici les Muñequitos
Oui, c’est vrai qu’ils avaient disparus, les voilà.
Venez pour aprécier vous-mêmes leur valeur
Ne craignez pas la calomnie
Ne soyez pas surpris par l’injure, les voilà
Les Muñequitos sont dans la rue, parlez, mauvaises langues”



VIDEO: Conjunto de Clave y Guaguancó: yambú con cajones,
TV Cubaine 1970's.


Dans le “Conjunto de Clave y Guaguancó” arriva ensuite comme directeur Amado Dedeu, qui changea la ligne directrice de ce groupe, qui avait été créé pour maintenir la tradition.
P: C’est-à-dire: Coros de clave avec Coros de Guaguancó.
G: Exactement. Ce groupe avait une ligne de conduite qui a ensuite disparu. Ils travaillaient avec des cajones, uniquement avec des cajones. Vêtus de blancs, avec des alpartagas (des espadrilles) blanches. J’ai un enregistrement de cette époque chez moi: il y avait là Agustín Gutiérrez (8), Miguel Ángel Aspirina, Chano, pas Chano Pozo, mais le Chano de Malanga.


P: À Matanzas, la même chose s’est-elle passée, la ville avait-elle également ses groupes?
G: Non. Los Muñequitos se forment à cause du succès de Lulú Yonkorí, et ensuite se crée Afrocuba de Matanzas. Et également “El Folkloyuma” à Santiago de Cuba.
P: Ainsi, El Folkloyuma est lui aussi ancien…
G: Oui. Mais tous ces groupes apparus après le succès de Lulú Yonkorí ont disparu, sauf Clave y Guaguancó et le Coro Folklórico Cubano qui se sont maintenus - avec difficulté -, parce qu’ils étaient devenus une partie du “patrimoine”. Pendant un moment l’état leur a garanti un salaire fixe, à ce titre.
Odilio Urfé, lui, commença à travailler pour la musique pour touristes fortunés de l’époque. Au cabaret “Sans-Souci”, au “Tropicana”. Il avait le pouvoir de s’insérer dans tous ces projets. Ils ont tourné avec la revue “Van Van Iroko” en 1956 au Tropicana, et en 1958 ils étaient au Sans-Souci. Il y avait là quantité de musiciens excellents, venus de la rue, qui sont passés par cette revue. C’était le meilleur projet, le seul où il y avait un peu d’argent.

(g à d:) Ignacio Piñeiro, Marina Sánchez,
Estela Rodríguez & Ana María García
après un concert du Coro Folklórico Cubano (1960's).

(De: Notes du cd: Coro Folklórico Cubano,
"...En Un Solar Habanero," EGREM CD 0424)


Comme Emiliano Sanchez, comme... la défunte Estela Rodríguez, Je ne me les rappelle pas tous, malheureusement. Les soeurs Romay, [Mercedes and Juanita], Marina [Sánchez] (1920-2002) jouait du saxophone avec Anacaona, mais elle les a quittées pour rejoindre le Coro Folkórico. Parce que Odilio Urfé, Monsieur Odilio Urfé avait toujours du travail pour elle, et qu'elle qu'elle pouvait gagner sa vie.

P: Y avait-il dans ces cabarets des musiciens qui sont devenus célèbres aux USA comme Julito Collazo, Mongo Santamaría ou Francisco Aguabella?
G: Il faut savoir que la rumba cubaine a été connue par les disques aux USA avant de l’être à Cuba. Tous ces gens qui sont partis travailler là-bas étaient célèbres à Cuba.
P: Mongo a gravé un premier disque de foklore aux États-Unis avec une seule rumba instrumentale. Il en a gravé un second en 1955, appelé “Changó” (Lp Tico 1149), ré-édité en 1978 sous le nom de “Afro-cuban Drums & Chants” (Lp Vaya 56), avec cette fois quatre rumbas. Après cela, il sort aux début des années 1960 un troisième album: “Bembé” (Lp Fantasy 8055), ré-édité en une compilation (avec un album de cha-cha-chá) sous le nom “Our Man in Havana”.


Dans ce dernier figurent cinq rumbas dont une que j’ai ici et qui dit:
“El agua limpia-limpia-limpia todo (bis)
El agua también limpia la lengua de la gente”

Tu ne connais pas ce morceau? Je l’ai ici (nous l’écoutons)…
G: Je ne connais pas ce disque. Je sais quel succès Mongo a eu là-bas, je l’ai connu quand il est venu à Cuba dans les années 1980. (il écoute encore)…
Note bien qu’ici ils chantent “a coro”. Tout est chanté à plusieurs voix: c’est là l’influence des coros de guaguancó!
P: Donc, après les années 1960 réapparaissent les groupes de rumba, et ils recommencent à enregistrer? Les Muñequitos ont reparu dans les années 1970…
G: Je ne me rappele plus la date exacte. Virulilla est retourné à son ancien métier de tôlier. Sont revenus Saldiguera et Goyito Seredonio, et Abogado, qui est resté directeur. Il était jeune au début des Muñequitos, et c’est lui qui avait eu l’idée de joindre au groupe un couple de danseurs, comme Odilio Urfé l’avait fait à La Havane.
P: Le groupe s’était formé en écoutant “El Vive Bien” d’Alberto Zayas.


G: C’est ce qui leur a donné l’idée de faire leur groupe. Il y avait Ernesto Torriente, Juan Bosco, Saldiguera (Esteban Lantrí), Virulilla (Hortensio Alfonso), Goyito Seredonio (Gregorio Diaz), Ángel Pelladito, “Chachá” (Esteban Vega)...
P: Florencio Calle?
G: Florencio Calle, c’était le directeur, “Catalino” l’appelait-on parfois, ils étaient huit en tout.
P: Et ils commencèrent à composer des rumbas…
G: Non!, les compositions étaient plus anciennes… On ne faisait pas à l’époque des compositions pour un disque. Tous ces gens, et Alberto Zayas le premier, allaient des les rumbas spontanées, tout ce passait là. C’est là que sont nées les rumbas, les textes des chansons.
P: La rumba était partout?
G: Spontanée, sans organisation réfléchie.
Untel de tel solar marchait dans la rue:
- “¿Qué bola? bonjour, quoi de neuf?”
- “Tu as entendue la dernière rumba de Tío Tom?”
- “Laquelle?”
- “Celle qui dit: los Cubanos son, etc…”,
et, en traversant la rue:
- “Regarde c’est pas ce type, là, qui jouait dans le güiro l’autre jour, eh, ça va?”
arrive un quatrième, il “attrappe” la clave et boum!, et peu après ils sortent les cajones et "la rumba está formada”. Et quelques jours plus tard on remet ça…
Il y avait beaucoup d’endroits où il y avait de la rumba tous les dimanches. Moi, j’allais à Arroyo Naranjo (arrondissement du sud de La Havane), je savais que tous les dimanches il y avait de la rumba dans la maison des Calderones. Je vivais dans le quartier de El Moro, de ce même arrondissement. Ou sinon j’allais au solar “El Marinero”.
P: Et le solar “La Cueva del Humo”?
G: La Cueva del Humo n’a jamais été un solar: c’était un des trois quartiers marginaux, avec Las Yaguas et Isla de Pinos, très pauvres. Les gens plantaient quatre bouts de bois dans le sol et ils se faisaient une maison avec du bois et des feuilles de palme. J’ai un film chez moi que je te montrerai, qui s’appelle "De cierta manera," (dir. Sara Gómez, 1974) dans lequel on voit bien le quartier comme il était à l’époque.
“De cierta manera”- c’est une expression populaire ancienne que l’on utilisait: “¿Qué bola, asere?”, “No, aquí, de cierta manera” (“d’une certaine manière”).
Il y avait aussi l’expression “No hay ma’ na’” (no hay nada mas) qui était très utilisée au début de la Révolution:
“Bueno, dame un trago, no hay má’ná”, “Vamo’ pa' la rumba, no hay má’ná” (“il n’y rien de mieux à faire”). Ainsi était le langage de la rue. À propos des femmes, par exemple, connais-tu cette rumba qui dit:
“Soy Cubano, quiero a Cuba
y te canto guaguancó, de la región matancera
La Habana la cabecera, como capitál bendita
En ella se encuentra todo, lo que ustedes necesitan”
Elle dit aussi:
“Un pollo zalamero, que alegra el corazón”
Qu’est-ce pour toi qu’un “pollo zalamero”? C’est ainsi qu’on parlait des femmes: “¡qué clase de pollo!”, et ensuite on a dit: “aleja”, et ensuite “jeba”, et maintenant ils disent “mango”: “¿viste el mango ese? - c’est l’argot populaire…
Oui, c’était ainsi dans les trois quartiers similaires: las Yaguas, la Cueva del Humo et Isla de Pinos, qui se situait précisément entre les rues Castiva Taller et Cristina. Las Yaguas était dans l’arrondissement de Luyanó. J’ai également vécu là…
P: Merci beaucoup, Goyo…
G: À ton service.

En prime: une vidéo mettant en scène le fils de Goyo, Reynaldo Hernández, et son père. Posté par "avkid" sur YouTube:

Los Ibeyi Junior sur You Tube (1)


"Posté" par "wuakeen".
Durée: 7.00
Peut-être la meilleure vidéo postée sur YouTube par wuakeen. (voir le 2e volet batá sur http://echuaye.blogspot.com).
Les enfants-prodiges musiciens ou danseurs sont légion à Cuba. On connaissait ceux qui se produisent avec Les Muñequitos de Matanzas ou avec Afrocuba de Matanzas. On connaissait mieux encore en France le célèbre Eric Michael Herrera Duarte "Lucumí" grâce au film de Tony Gatlif "Lucumí, l'enfant rumbero".
Les deux nouvelles stars en herbe du folklore havanais sont maintenant Didiel Acosta et Elisier Chapottín, mis ici en scène au Festival "Fiesta de Tambores". Ces deux enfants figurent sur l'album de Miguel "Puntilla" Ríos: "Oloyú Oba - Oñí Oñí", enregistré à Paris. Ils étaient tous deux également dans la comédie musicale de Jérôme Savary "Chano Pozo", qui n'a eu malheureusement que peu de retentissement en France.
Los Ibeyí est le groupe dirigé par Daniel Rodríguez, chanteur et joueur de tambour, qui figure également dans le cd de Miguel Puntilla, et que l'on voit ici jouer la clave.
L'attitude et la maîtrise de Didiel Acosta (quinto et chant) sont époustouflantes. Elisier Chapottín joue le tres-dos. Ils chantent à deux voies successivement "La Media Vuelta" et "El Cisne Blanco", deux boleros devenues des rumbas.